Jacques Ellul. Une conception singulière de la liberté.
Conférence de Frédéric Rognon, professeur de Philosophie des religions
Faculté de Théologie Protestante de Strasbourg.
Découvrez la pensée percutante de Jacques Ellul avec Frédéric Rognon : une exploration de la liberté chrétienne face à la société technicienne, aux idolâtries modernes (travail, argent, sexualité) et aux enjeux d’aujourd’hui.
Une conférence lucide, engagée et inspirante pour repenser notre rapport à la foi, à la société et à nous-mêmes.
Résumé de la conférence de Frédéric Rognon du jeudi 9 octobre 2025 Les rendez-vous du jeudi de St-Pierre
La conférence intitulée « Jacques Ellul. Une conception singulière de la liberté. » proposait une exploration approfondie de la pensée du juriste, sociologue et théologien Jacques Ellul. Animée par Frédéric Rognon, spécialiste reconnu de son œuvre, elle était organisée dans le cadre d’une année thématique sur la liberté par les Églises protestantes de Genève intitulée Liberté 25-26.
L’objectif de cette rencontre était de présenter la pensée d’Ellul sur la liberté chrétienne et d’en montrer la portée pour notre monde contemporain. Cette liberté ne se limite pas à une revendication politique ou sociale : elle est d’abord une libération intérieure et spirituelle, rendue possible par la foi en Christ. Elle suppose une distance critique vis-à-vis des conformismes, des idéologies et des idolâtries modernes — travail, argent, technique, pulsions humaines — et une lecture renouvelée des Écritures, non comme un manuel de réponses mais comme un espace d’interpellation, de questionnements.
Jacques Ellul développe cette conception à partir de sa propre expérience. Converti à l’âge de 17 ans, il craint d’abord de perdre sa liberté en se tournant vers Dieu. Après six mois de lutte intérieure et de fuite dans une littérature opposée à la foi chrétienne, il découvre au contraire une liberté supérieure : une liberté fondée sur la foi, qui permet de se détacher des aliénations sociales et personnelles. Dans ses ouvrages majeurs, tels que L’Éthique de la liberté ou Les Combats de la liberté, il oppose les libertés superficielles aux libertés profondes offertes par le Christ. Pour lui, « la liberté chrétienne n’est pas une liberté par rapport à un objet extérieur, mais par rapport à soi-même ».
L’un des cœurs de sa réflexion est la critique de la société technicienne. Ellul y voit un système où la technique est devenue un nouveau sacré : l’efficacité est érigée en valeur suprême, reléguant l’humain au second plan. Dans ce contexte, la liberté authentique consiste à s’extraire de cette domination, à refuser d’en être complice. Il analyse notamment la propagande comme un phénomène sociologique horizontal : « La propagande horizontale est une propagande que nous sommes complices de diffuser, par soumission à la société technicienne ». Son engagement contre le bétonnage de la côte d’Aquitaine illustre cette posture de résistance concrète.
Cette liberté prend également une dimension politique. Ellul insiste sur la nécessité d’un engagement toujours en faveur des opprimés, mais aussi en faveur des anciens oppresseurs lorsqu’ils deviennent à leur tour marginalisés. Pendant la guerre d’Algérie, il soutient par exemple les « archies » persécutés après l’indépendance. Cette position illustre une éthique qui ne se laisse pas enfermer dans des camps idéologiques fixes : la liberté chrétienne implique la capacité de se déplacer, de changer de camp en fonction de la justice et non des appartenances.
Dans le domaine du travail, Ellul critique l’idolâtrie moderne qui en fait une fin en soi. Refusant de sacraliser sa profession, il choisit de consacrer sa thèse de doctorat Histoire et signification du terme mancipium, une institution romaine oubliée, précisément parce qu’elle n’avait aucune utilité pratique. Ce choix illustre une posture de gratuité intellectuelle et de résistance au productivisme. De même, dans le domaine de l’argent, il prône un « cinquième usage » : donner sans calcul. En évaluant ses besoins matériels au minimum, il pouvait redistribuer le reste dans une logique de générosité détachée des logiques économiques classiques.
La sexualité est un autre champ où Ellul appelle à une liberté responsable. Il distingue l’amour agapé, altruiste, de l’amour érotique, pulsionnel, et plaide pour un équilibre entre les deux. Il critique à la fois les traditions chrétiennes qui ont survalorisé la virginité et les mouvements modernes qui prônent une libération sans cadre. Cette approche, inspirée notamment de l’enseignement de Paul, refuse aussi bien l’ascétisme rigide que l’individualisme pulsionnel.
Enfin, la lecture biblique occupe une place centrale dans sa vision de la liberté. Pour Ellul, la Bible n’est pas un ensemble de dogmes figés, mais un livre vivant qui interpelle chaque lecteur : « La Bible n’est pas un manuel de réponses, mais un livre de questions que Dieu pose à chaque lecteur ». L’exemple de la lecture du Décalogue comme promesse — le futur hébreu — plutôt que comme impératif illustre ce changement de perspective. Dieu ne dicte pas des règles extérieures, il ouvre un espace de responsabilité intérieure par l’emploi du futur, plus comme une promesse qu’une condamnation.
Frédéric Rognon a montré comment cette pensée forme un tout cohérent, mêlant critique sociale et profondeur théologique. Elle inspire des domaines aussi variés que l’éthique des affaires, la résistance aux fake news, l’écologie ou la réflexion sur le travail et la sexualité. Elle a également marqué des penseurs séculiers comme Bernard Charbonneau ou David Colon (qui s’est nourri des travaux d’Ellul sur la propagande), preuve de sa portée universelle.
En conclusion, cette conférence a rappelé que la liberté chrétienne selon Jacques Ellul est une liberté contre-courant, qui refuse les idolâtries techniques, économiques et culturelles pour s’ancrer dans le double commandement : aimer Dieu et son prochain… comme soi-même. Elle implique de résister aux aliénations modernes, de relire la Bible comme une source d’interpellation et de vivre une foi critique, lucide et active. Comme l’a résumé Ellul : « Être libre en Christ, c’est être capable de distance par rapport à soi-même, en relativisant le travail, l’argent et les pulsions ».
Cette liberté, exigeante mais profondément libératrice, constitue un appel à repenser notre rapport au monde, à nous-mêmes et à Dieu, dans une époque marquée par la technique, la propagande et la crise écologique.

